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et le Musée des Familles, et c'est ainsi que d'un recueil amusant, destiné à donner aux enfants quelques notions d'une littérature à peu près complètement ignorée jusqu'alors, est sorti un des plus beaux poèmes de la Légende des Siècles. Cette genèse d'Aymerillot a été étudiée avec beaucoup de soin par M. Eugène Rigal dans l'ouvrage qu'il vient de publier sur Victor Hugo poète épique. On peut aussi se reporter, pour se rendre compte de la façon dont Victor Hugo travaillait, au livre si intéressant de deux jeunes professeurs de l'Université, MM. Paul et Victor Glachant, Papiers. d'autrefois, qui contient une étude approfondie des manuscrits d'Hugo. Enfin, dans la Revue d'histoire littéraire de la France du 15 janvier 1900, M. Rigal, poursuivant ses travaux sur V. Hugo, a fait une étude attentive d'Aymerillot, si bien qu'aujourd'hui nous connaissons parfaitement les diverses phases par où a passé le poème que nous admirons.'

Il y a en Victor Hugo un génie épique. Il a découvert le secret de l'épopée, secret que personne n'avait pu arriver à pénétrer avant lui. Nous commençons à nous rendre compte de l'énorme richesse qui est entrée dans notre littérature avec la Légende des Siècles, avec cette immense fresque sur laquelle se détachent toutes les grandes figures de l'humanité. Mais Victor Hugo a commencé par être poète lyrique. Le lyrisme est l'expression de l'individualité. Un poète lyrique doit, pour mériter ce nom, éprouver et exprimer, en y mettant son originalité propre, en y mettant son âme, des sentiments qui sont communs à toute l'humanité. La brièveté de la vie, le peu de durée de l'amour, comparé à l'éternité de la nature au milieu de laquelle les hommes vivent et aiment, la mort qui détruit tout, ces grandes pensées ont été le premier aliment des œuvres romantiques, et sont, au premier chef, des sources d'inspiration lyrique. L'amour, la nature et la mort, voilà les trois thèmes qu'ont développés, à plusieurs reprises, tous les poètes de l'école de Victor Hugo; aucun n'a manqué de le faire. Chez Lamartine, le Lac exprime la tristesse que ressent le poète à voir que la nature a déjà changé l'aspect des lieux où il aima; un an suffit à détruire un amour qu'on a cru éternel, un an suffit à transformer T'endroit où fut déclaré cet amour. Rien n'est immuable; le souvenir seul vit au fond du cœur du poète et lui rappelle le bonheur passé. La Tristesse d'Olympio procède de la même inspiration. Olympio regarde la maison où il a vécu dans sa jeunesse, les champs où il s'est promené avec la bien-aimée, les bois qu'ils ont parcourus ensemble; et cette méditation douloureuse lui montre que tout change et que rien ne reste de ce qu'on a cru éternel. Chez Alfred de Musset, la même idée se retrouve. Le

poète va daus la forêt de Fontainebleau, où il a été heureux, où il a souffert il se rappelle, lui aussi, qu'il croyait que son bonheur durerait toujours. Hélas! de toute cette joie, de toutes ces souffrances, il ne lui reste que le souvenir qui dort en son âme..

Victor Hugo commence par là, comme tous les autres poètes romantiques. Mais, dès le début, il marque une tendance que n'ont ni Lamartine, ni Musset, ni Vigny: il a le sens de l'histoire; il s'attache à elle. L'histoire est partout dans ses premiers poèmes; dans les Orientales, il évoque, avec quelle splendeur! vous le savez, la puissance de l'Islam, l'empire des califes et la cour de Stamboul. Il met sous nos yeux la Grèce, Corinthe et son haut promontoire, Sparte et sa colline, l'Eurotas, le Taygète ; il nous montre

La ville aux dômes d'or, la blanche Navarin
Sur la colline assise entre les térébinthes.

Il fait revivre aussi l'Espagne du temps des Maures, Grenade et l'Alhambra,

Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs.

C'est encore l'Espagne chrétienne, terre de martyrs et de chevaliers, avec ses cités héroïques et joyeuses qui revient dans la Légende des Siècles, l'Espagne qu'Hugo enfant a connue, quand il allait retrouver son père, devenu général et gouverneur de Guadalaxara; ou quand il étudiait à Madrid, au collège des Nobles de la rue Ortoleza. Dans les recueils suivants, l'histoire apparaît encore, soit que Victor Hugo chante la grandeur et la décadence de Rome, soit qu'il glorifie l'épopée impériale, à laquelle il avait assisté dans son enfance. Tout naturellement, l'histoire le conduit à l'épopée, comme par une évolution naturelle. Il n'y a d'ailleurs là rien d'étonnant les genres sont proches. L'épopée n'est autre chose que l'histoire agrandie, transformée, épurée par l'imagination du poète. Victor Hugo imaginatif, lyrique et ayant le sens de l'histoire sera nécessairement conduit à l'épopée.

Mais il faut auparavant qu'il se dégage du lyrisme, car la différence entre le lyrisme et l'épopée est trop grande pour qu'il puisse cultiver à la fois les deux genres. Il y a d'abord entre les deux poésies des différences de forme. Le lyrisme emploie les mètres les plus variés et les plus rapides; ce caractère apparaît dès son origine. En Grèce, alors que l'épopée est écrite en hexamètres, les chants lyriques sont composés en vers beaucoup plus courts. Lorsque le choeur entre en scène, c'est sur un rythme vif et animé, qui diffère du rythme des dialogues et des discours en vers.

Le poète épique ne peut se servir de ces vers légers et rapides; il lui faut un vers sonore et majestueux. Victor Hugo va employer le rythme de l'épopée, l'alexandrin, et il le maniera de main de maître. Aucun vers n'était plus apte à servir son génie poétique l'alexandrin porte la grande inspiration du poète comme un flot puissant porte un navire de haut bord.

Mais Victor Hugo ne passe pas sans transition du lyrisme à l'épopée entre temps, il s'adonne à la poésie dramatique, il travaille pour le théâtre. Le théâtre, c'est un millier de personnes subissant, chaque soir, la volonté d'un écrivain. Une lecture solitaire n'a qu'un effet restreint, une portée minime. Au théâtre, au contraire, il se produit une sorte de courant magnétique, et le parti pris s'effondre sous la sincérité de l'émotion. Aussi une école poétique n'a-t-elle remporté la victoire que lorsqu'elle s'est imposée au théâtre. La doctrine classique ne triompha que le jour où le théâtre régulier eut chassé les pièces des auteurs du xvIe siècle. Le romantisme, pensaient ses adeptes, ne serait reconnu officiellement que le jour où la formule de la nouvelle école serait acceptée au théâtre. Il fallait, disait Hugo, s'imposer à la foule. Victor Hugo travailla donc pour le théâtre. Il voulut être auteur dramamatique. Mais pouvait-il l'être ? Etait-il porté, par sa nature, à la composition scénique ? Nullement. Il n'avait pas l'instinct dramatique, cette forme particulière du génie, cette aptitude à voir les divers moments d'une action sous forme dialoguée, qu'ont eue tous les grands artistes dramatiques. De beaucoup moins grands écrivains que lui ont eu cet instinct à un degré bien supérieur ; Alexandre Dumas, Scribe, etc. Victor Hugo dresse d'une main puissante et gauche de grandes carcasses mal bâties, sur lesquelles il jette l'admirable pourpre de sa poésie. Il donne ainsi, à lui et aux autres, l'illusion du génie dramatique qu'il ne possède pas. Mais sa force de volonté est telle qu'on se laisse gagner par sa conviction, et qu'on n'aperçoit plus les graves erreurs dans lesquelles il est tombé. Ces erreurs pourtant sont assez grossières et paraissent bien telles dès qu'on examine d'un peu près les pièces d'Hugo. Mais la beauté de la poésie est si grande qu'à la scène on ne songe nullement à l'invraisemblance de certaine situations. Le troisième acte d'Hernani, par exemple, contien une de ces situations. Est-il vraisemblable que Charles-Quint, a moment où il faudrait agir sans perdre une minute, aille récite un immense monologue auprès du tombeau de Charlemagne ?

Charlemagne! pardon, ces voûtes solitaires

Ne devraient répéter que paroles austères.
Tu t'indignes, sans doute, à ce bourdonnement

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Pendant que Charles-Quint prononce ces vers sublimes, dont la majesté imposa silence, lors de la première représentation, aux railleurs les plus hostiles, on ne songe pas qu'il est à la merci d'un coup de poignard.

De même, le sujet de Ruy Blas est prodigieux d'invraisemblance. A l'acte III, Don Salluste arrive pour se venger de la reine; il rappelle à Ruy Blas qu'il est son valet, qu'il a juré de lui obéir à lui, Salluste, et Ruy Blas baisse la tête. Mais Ruy Blas ne songe pas qu'il est, lui, premier ministre, et que, s'il veut, don Salluste sera immédiatement jeté en prison, qu'il sera ainsi hors d'état de nuire à lui et à la reine. La scène est d'une invraisemblance flagrante, si l'on y prête tant soit peu attention.

La même pièce contient un autre détail d'une invraisemblance assez amusante. Au premier acte de Ruy Blas, nous apprenons l'amour de Ruy Blas pour la reine. Ruy Blas se rend compte que son amour est insensé ; « Je suis comme un fou », dit-il. Ne pouvant déclarer ouvertement son amour, il use d'un stratagème. La reine, dit-il,

aime une fleur bleue

D'Allemagne. Je fais, chaque jour, une lieue
Jusqu'à Caramanchel pour avoir de ces fleurs.

J'en compose un bouquet, je prends les plus jolies,

Puis, à minuit, au parc royal, comme un voleur,
Je me glisse et je vais déposer cette fleur
Sur son banc favori. .

La nuit, pour parvenir jusqu'à ce banc, il faut
Franchir les murs du parc, et je rencontre en haut
Ces broussailles de fer qu'on met sur les murailles.
Un jour, j'y laisserai ma chair et mes entrailles.

Ruy Blas prédit juste. Un soir, en franchissant la palissade, il se blesse aux pointes de fer; un morceau de la dentelle de sa chemise y est resté accroché. La reine prend cette dentelle et la cache dans son sein. Trois semaines se passent. Ruy Blas, que don Salluste a fait passer pour don César de Bazan, est devenu on des seigneurs de la cour. Recommandé au roi par le baron de Santa Cruz, Charles VI le charge de porter un message à la reine. Quand Ruy Blas arrive devant la reine, celle-ci le reconnaît pour

le mystérieux personnage qui venait, chaque nuit, apporter des fleurs sur le banc. A quoi le reconnaît-elle? Parce que la dentelle de la manche de Ruy Blas est déchirée, et que cette dentelle est pareille à celle que la reine a gardée précieusement. Ruy Blas n'a donc pas changé de chemise depuis trois semaines!

Et l'on pourrait citer d'autres traits encore plus invraisemblables dans le théâtre d'Hugo.

A mesure que Victor Hugo poursuit cette gageure de se donner le génie dramatique alors qu'il en est totalement dépourvu, le sens épique se développe chez lui à un tel degré qu'il finit par étouffer le sens dramatique. La dernière pièce de Victor Hugo, Les Burgraves, est une épopée, et c'est ce qui explique l'insuccès retentissant de la pièce. Alors qu'Hernani et Ruy Blas sont encore tout imprégnés de lyrisme, c'est le souffle épique de la Légende des Siècles qui anime Les Burgraves. Victor Hugo est allé faire un voyage sur les bords du Rhin; il a contemplé les burgs féodaux, repaires des barons. L'imagination vivement émue par ce souvenir historique, il essaie de dramatiser la légende; il veut incarner la luttede l'idée féodale contre l'idée impériale. Les Burgraves ne sont pas une pièce de théâtre, un drame proprement dit, mais une très belle épopée. Job, Otto, Magnus, l'empereur Frédéric, sont des figures épiques: ce sont de grands tableaux descendus de leurs cadres et qui parlent.

Vous savez la part qu'a prise le poète aux événements politiques qui ont lieu en 1848 et 1851. Victor Hugo a déjà écrit plusieurs pièces épiques, quand le coup d'Etat du 2 décembre a lieu. Proscrit par le gouvernement impérial, rejeté par la Belgique, il va s'installer d'abord à Jersey, dans la maison de MarineTerrace, puis, expulsé de Jersey, à Guernesey, à Hauteville-House. A Guernesey, il est d'abord tout désemparé. Il fallait toute l'énergie qui faisait le fond de sa nature pour résister à cette terrible secousse; à force de volonté, il triomphe de la désespérance qui s'était emparée de lui, et il se remet au travail. Il se livre aux études historiques, qu'il poursuit avec les livres de la bibliothèque de Hauteville-House. J'ai vu cette bibliothèque; la composition en est très intéressante pour ce qui concerne la méthode de travail de Victor Hugo. Il n'y a que des volumes dépareillés; aucun ouvrage n'y est représenté par la série entière de ses volumes. L'imagination du poète complétait le récit qui manquait cette façon de travailler explique bien des erreurs historiques dans lesquellesV. Hugo est tombé. Parmi les ouvrages que contenait cette bibliothèque, il y avait un très grand nombre de publications relatives au Moyen Age. L'étude des œuvres du Moyen Age, des chansons

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