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de despotisme mitigé par la présence, autour du souverain, de l'élite des esprits éclairés de la nation. Un Louis XIV, entouré d'un certain nombre de Choiseuls, suffisamment intelligent pour écouter leurs avis et pour se conformer à leurs théories, tel fut, pour tous ces « révolutionnaires », l'idéal du gouvernement, un idéal dont jamais on ne se départit.

Parmi tous les hommes du XVIIIe siècle, il n'y a guère, au sens que nous attachons aujourd'hui à ce mot, que des « conservateurs ». Seul, Montesquieu apparaît comme un « libéral », comme un novateur.

C'est toujours le caractère propre de chacun qui se convertit en idée. Qu'un ensemble d'hommes possédant le même tempérament se trouvent réunis, et voilà une doctrine, voilà un groupe. Or, Montesquieu ne nous apparaît pas au sein d'un groupe de ce genre c'est un caractère à part, c'est un isolé: on ne peut le rattacher ni à Grotius, ni à Voltaire, ni à Jean-Jacques. Il forme, à lui seul, un chaînon d'une chaîne, et je serais tenté pour ma part, puisqu'il faut bien établir une suite logique dans l'histoire des idées, de voir en lui le continuateur de toute cette série de dogmatiques protestants qui s'est développée dans le cours des siècles précédents. Il est dans son parlement de province, et il pense seul; il vit avec son idée fixe, sans que rien en vienne détourner son attention. Il n'est pas perméable à l'opinion de son temps: le véritable moyen d'être et de rester un indépendant, c'est de ne se trouver à la tête d'aucun groupe.

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Le fond de sa pensée, c'est l'horreur de l'absolutisme, du despotisme; sa doctrine est toute négative: il veut des limites à l'arbitraire que personnifie un autocrate; il tient Louvois et Richelieu pour les plus détestables hommes d'Etat qui se soient jamais vus; il déteste Louis XIV, chef d'un gouvernement tyrannique, et qui s'entoura de tyrans en sous-ordre. Et de là son amour pour la liberté. Mais il ne faut pas s'abuser sur le sens que revêt le mot dans sa doctrine. Il entend par là tout ce qui peut arrêter le despotisme d'un seul.

Il aime la loi, parce que c'est la digue la plus forte en face de la puissance absolue. Il arme tous ceux qui en ont le dépôt, tout ce qui est intermédiaire, tout ce qui peut former corps, s'ériger en pouvoir particulier, local, car ce serait toujours une atténuation, une limite au pouvoir d'en haut.

Il pense qu'il y a dans la nation un certain dépôt de cette liberté dont la garde revient aux corps aristocratiques du pays; l'idéal qu'il nous propose, c'est un gouvernement divisé en trois pouvoirs, législatif, judiciaire, exécutif: et ces trois pouvoirs, il les veut net

tement divisés, répartis chacun dans sa sphère, parce que de leur équilibre dépend le jeu normal des institutions: s'ils viennent à empiéter les uns sur les autres, ils ne tarderont pas à s'absorber, à se confondre, et ce sera la tyrannie, le despotisme. Or c'est là, selon Montesquieu, la pire des choses: jamais théoricien ne s'en est défié davantage.

Les Encyclopédistes n'ont pas procédé selon les mêmes données rationnelles. Ils se trouvaient en présence d'un gouvernement capricieux et arbitraire, despotique à sa façon, mais combien plus faible que celui contre lequel Montesquieu avait voulu réagir ! Il n'y avait plus cette volonté souveraine, qui centralisait, qui ramassait tout en ses mains, plus de Louis XIV: et c'est une des raisons pour lesquelles les théoriciens se tournèrent d'un autre côté. On en a voulu aux Encyclopédistes de leurs sentiments antichrétiens. Mais, en somme, cela pourrait peut-être s'expliquer par des raisons historiques. L'oppression, à cette époque, venait des parlements; ils étaient très conservateurs, très rétrogrades même, très attachés à leurs vieux usages, et ils faisaient leur la cause du clergé dont ils se montraient les meilleurs auxiliaires contre toute idée de réforme.

Ils étaient aussi, tous nos philosophes et gens de plume, gênés bien fort par la Sorbonne, Faculté de théologie, que le Parlement ne manquait pas, en la circonstance, de soutenir et d'appuyer.

En face de cela, que trouvent-ils au pouvoir central? Un philosophe, Choiseul, et un autre philosophe, Malesherbes, qui, dans sa carrière de directeur de la librairie, leur fait la vie aussi douce que possible. Comment, en conscience, nos Encyclopédistes auraient-ils pu hésiter entre ces deux partis?

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Aussi, ils sont partisans, fougueusement, d'un gouvernement très fort, très puissant, mais dont la puissance s'exerce selon un mode philosophique ». Ils conçoivent le pouvoir absolu comme comportant nécessairement l'avis d'hommes éclairés, vivant de leurs conseils, et ce serait bien là la conception des théoriciens protestants.

Ces considérations d'ensemble sur les idées politiques au XVIII siècle n'étaient pas superflues, et l'on ne saurait détacher tout à fait Voltaire du cadre dans lequel il a vécu. Examinons maintenant les idées auxquelles il s'est personnellement arrêté.

li y a une question, en matière de politique, qui intéresse tout particulièrement les gens de lettres, celle de la liberté de la presse. A l'époque de Voltaire, plus qu'à toute autre, elle devait tenir les esprits en éveil, tout écrivain se doublant alors plus ou moins d'un polémiste. Nous trouvons, en février 1771, une

« Epître au roi de Danemark, Christan VII, sur la liberté de la presse accordée dans tous ses Etats »:

Je me jette à tes pieds au nom du genre humain.

Il parle par ma voix, il bénit ta clémence.

Tu rends ses droits à l'homme, et tu permets qu'on pense.

Sermons, romans, physique, ode, histoire, opéra,
Chacun peut tout écrire, et siffle qui voudra!

Ailleurs on a coupé les ailes à Pégase.
Dans Paris, quelquefois, un commis à la phrase
Me dit : « A mon bureau venez vous adresser :
Sans l'agrément du roi vous ne pouvez penser.
Pour avoir de l'esprit, allez à la police:
Les filles y vont bien, sans qu'aucune en rougisse.
Leur métier vaut le vôtre, il est cent fois plus doux,
Et le public censé leur doit bien plus qu'à vous. »
C'est donc ainsi, grand roi, qu'on traite le Parnasse,
Et les suivants honnis de Plutarque et d'Horace!
Bélisaire à Paris ne peut rien publier

S'il n'est pas de l'avis de Monsieur Ribalier...

Et cependant, remarque Voltaire, on a bien tort de pourchasser ainsi les pauvres auteurs. Quel mal peuvent-ils faire, après tout? Toute l'épître repose sur cet argument qui n'est pas, est-il besoin de le dire, bien transcendant. Il y a assurément d'autres raisons à faire valoir, et de meilleures.

Hélas! dans un Etat, l'art de l'imprimerie
Ne fut en aucun temps fatal à la patrie...

Non, lorsqu'aux factions un peuple entier se livre.
Quand nous nous égorgeons, ce n'est pas pour un livre
Hé ! quel mal, après tout, peut faire un pauvre auteur ?
Ruiner son libraire, excéder son lecteur,

Faire siffler partout sa charlatanerie,

Ses creuses visions, sa folle théorie...

La liberté de la presse ne doit pas dégénérer en licence. Quel est, selon Voltaire, le critérium auquel le « monarque éclairé » doit reconnaître l'œuvre vraiment condamnable, pernicieuse, subversive, démoralisatrice? Le mauvais livre ne tardera pas, par la force même des choses, à retomber dans l'oubli ou dans l'opprobre.

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Que, dans l'Europe entière, on me montre un libelle
Qui ne soit pas couvert d'une honte éternelle,
Ou qu'un oubli profond ne retienne englouti
Dans le fond du bourbier dont il était sorti !

Et puis, et c'est là toute l'idée de Voltaire, qu'on mette en balance le bon côté et le mauvais côté des choses: il est certain que les avantages l'emporteront sur les inconvénients. La presse, je le reconnais, est quelquefois nuisible; mais c'est une preuve de plus que toutes les bonnes choses ont leur mauvais côté.

Enfin, il y a, dans cette épitre, un argument ad hominem qui n'est réellement pas maladroit. Sous prétexte de féliciter le roi de Danemark de sa réforme, Voltaire, très habilement, lui fait entendre que le meilleur moyen, pour les rois, de sauvegarder leur indépendance vis-à-vis de Rome, c'est de favoriser dans leur royaume le libre essor de la pensée; et il insinuera, toujours avec la même habileté, que, dans cette lutte entre l'obscurantisme et la libre-pensée, l'élément laïque a toujours été pour la royauté : il faut des penseurs, des écrivains, pour soutenir et pour appuyer les rois.

« Cet art, disait Boyer, a troublé les familles.
Il a trop raffiné les garçons et les filles. »

Je le veux! Mais aussi, quels biens n'a-t-il pas faits ?
Tout peuple, excepté Rome, a senti ses bienfaits.
Avant qu'un Allemand trouvat l'imprimerie,

Dans quel cloaque affreux barbotait ma patrie !
Quel opprobre, grand Dieu, quand un peuple indigent
Courait à Rome, à pied, porter son peu d'argent !
Et revenait, content de la sainte Madone,
Chantant sa litanie et demandant l'aumône!
Du temple au lit d'hymen un jeune époux conduit
Payait au sacristain pour sa première nuit.
Un testateur, mourant sans léguer à saint Pierre,
Ne pouvait obtenir l'honneur du cimetière.
Enfin, tout un royaume, interdit et damné,
Au premier occupant restait abandonné,
Quand, du Pape et de Dieu s'attirant la colère,
Le Roi, sans payer Rome, épousait sa commère !

Les livres ont tout fait, et, quoi qu'on puisse dire,
Rois, vous n'avez régné que lorsqu'on a su lire.

Cette question de la liberté de la presse une fois mise à part, le sentiment qui domine, dans l'âme de Voltaire, en matière de politique, c'est une véritable passion pour l'unité de gouvernement, pour le pouvoir qui ne se partage pas. C'est, on le conception diamétralement opposée à celle de Mon

roit, une

tesquieu.

Il faut, pour bien s'en rendre compte, se reporter à l'année

1771, et chercher dans sa correspondance ce qu'il pense de la petite révolution qui a lieu alors en France. C'est l'époque de la destruction du vieux Parlement de Paris, coupable d'avoir résisté ouvertement au pouvoir central; on vient de le remplacer par le Parlement Maupeou, qui est directement nommé par le roi, et n'a plus trace d'indépendance. Naturellement, ce petit coup d'Etat n'alla pas sans murmure dans le public: on protesta un peu partout contre cette révolution en sens inverse.

Rien n'est plus curieux, à ce sujet, que la lettre adressée par Voltaire au duc de Richelieu. Le «solitaire généralise la question on voit qu'il s'élève surtout contre cette idée de libéralisme qui perce partout en France. Il est, lui, aussi peu libéral que possible.

« Le solitaire regarde les nouveaux établissements faits par M. le Chancelier (Maupeou) comme le plus grand service qu'on << pouvait rendre à la France; il n'a été que trop témoin des << malheurs attachés au trop d'étendue qu'avait le ressort du << Parlement de Paris. Il trouve que les princes et les pairs auront << bien plus d'influence sur le nouveau Parlement, qui sera moins << nombreux... >>

Et voici qui est amusant :

«... Le solitaire supplie même Monseigneur le duc de Richelieu << de vouloir bien, dans cette occasion, faire valoir, auprès de M. le << Chancelier, la naïveté, le désintéressement qu'on expose dans «< cette lettre, et dont on ne peut douter... »

Il y a, dans cette lettre, une phrase absolument caractéristique, et qui nous montre bien quel était le fond de la pensée de Voltaire :

<«< Je juge seulement que notre nation... n'a jamais su se gouverner par elle-même, et qu'elle n'est pas trop digne d'être libre. J'ajouterai encore que j'aimerais mieux, malgré mon goût extrême pour la liberté, vivre sous la patte d'un lion que d'être continuellement exposé aux dents d'un millier de rats, mes confrères. ▾

Il est fait ici allusion à une brochure qui est souvent rappelée, à cette époque, dans la correspondance de Voltaire: elle est intitulée Les Peuples aux Parlements », et son importance, à un point de vue d'ailleurs strictement historique, est assez considérable pour que nous y devions revenir.

En tout cas, l'impression qui se dégage dès maintenant pour nous, c'est que Voltaire désire un gouvernement fort, éclairé d'ailleurs, et qui soutiendrait le plus grand nombre.

Nous voyons se préciser cette idée dans le poème Sur la loi naturelle, adressé à Frédéric II.

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