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Ce numéro pourrait paraître très impertinent, s'il devenait sérieux à la fin. Je voudrais néanmoins soumettre ceci à la réflexion de ceux qui se font les promoteurs de ces monstrueuses épreuves d'habileté ne sont-ils pas, oui ou non, coupables, en quelque mesure, d'une insulte à leur espèce, en traitant de cette façon la divine face de l'homme », et en changeant cette partie de nous-même qui porte imprimée sur elle une si grande image, en l'image d'un singe? Le fait de susciter des compétitions aussi bêtes parmi les ignorants, de proposer des prix pour des tours de force aussi inutiles, de remplir la tête des pauvres gens d'ambitions aussi ineptes, et de leur inspirer des idées de supériorité et de prééminence aussi absurdes, n'a-t-il pas en soi quelque chose d'immoral aussi bien que de ridicule ? »

Si, après la lecture de ce morceau assez froid par lui-même et glacé à la fin par une moralité fort inattendue, on se reporte au chapitre de Notre-Dame de Paris, on est surpris par un contraste aussi saisissant que le serait le rapprochement d'un dessin d'Ingres avec une kermesse de Téniers :

« Les grimaces commencèrent. La première figure qui apparut à la lucarne, avec des paupières retournées au rouge, une bouche ouverte en gueule et un front plissé comme nos bottes à la hussarde de l'empire, fit éclater un rire tellement inextinguible qu'Homère eût pris tous ces manants pour des dieux. Une seconde, une troisième grimace se succédèrent, puis une autre, puis une autre, et toujours les rires et les trépignements de joie redoublaient. Il y avait dans ce spectacle je ne sais quel vertige particulier, je ne sais quelle puissance d'enivrement et de fascination dont il serait difficile de donner une idée au lecteur de nos jours et de nos salons. Qu'on se figure une série de visages présentant successivement toutes les formes géométriques, depuis le triangle jusqu'au trapèze, depuis le cône jusqu'au polyèdre; toutes les expressions humaines, depuis la colère jusqu'à la luxure; tous les âges, depuis les rides du nouveau-né jusqu'aux rides de la vieille moribonde; toutes les fantasmagories religieuses, depuis Faune jusqu'à Belzebuth; tous les profils animaux, depuis la gueule jusqu'au bec, depuis la hure jusqu'au museau. Qu'on se représente tous les mascarons du Pont-Neuf, ces cauchemars pétrifiés sous la main de Germain Pilon, prenant vie et souffle, et venant tour à tour vous regarder en face avec des yeux ardents; tous les masques du carnaval de Venise se succédant à votre lor gnette, en un mot, un kaléidoscope humain. L'orgie devenait de plus en plus flamande. »

On voit comme les deux morceaux diffèrent dans l'ensemble,

et combien peu des traits pittoresques dans le récit d'Addison ont passé dans la description de Victor Hugo je n'en retrouve que deux le 'savetier, dans le Spectateur, prend la figure d'un bec, puis d'un magot; dans Notre-Dame de Paris, on voit apparaître << tous les profils d'animaux, depuis la gueule jusqu'au bec, depuis la hure jusqu'au museau ». Le grimacier Jacobite, dans le texte anglais, fait avorter une demi-douzaine de femmes: dans le roman français les écoliers crient: « Gare les femmes grosses! Ou qui ont envie de l'être, reprenait Joannès. Les femmes, en effet, se cachaient le visage. >>

Sauf l'idée première, Victor Hugo doit donc très peu de détails à Addison, tandis qu'il a beaucoup emprunté aux historiens, et cela s'explique: sa méthode en effet est irréprochable : quand il met à profit le texte d'un annaliste, il laisse sa mémoire reproduire fidèlement l'essentiel et le pittoresque du document, parce que c'est de la vérité, de la réalité. Au contraire, quand il se rappelle plus ou au moins confusément un passage d'un romancier, d'un poète, d'un écrivain créateur, alors il conserve uniquement cette réminiscence vague qui sera le germe d'une œuvre originale; il substitue son imagination à celle de son modèle. Il serait vraiment oiseux de remarquer que, dans l'espèce, Victor Hugo sort victorieux de cette comparaison.

III

Ce << concours de grimaces » met également en lumière un autre secret du talent de notre poète, secret qui a été signalé depuis longtemps par M. Larroumet (1): dans cette étonnante HautevilleHouse, qui contient pour les bons pèlerins littéraires tant de révélations curieuses sur le génie qui l'a habitée et qui semble la hanter encore, on voit que l'ornementation en chêne sculpté, dans l'antichambre ou dans la chambre de Garibaldi, est, malgré son unité artistique impressionnante, un curieux amalgame des éléments les plus hétérogènes : leur harmonie primitive a été rompue, puis refaite arbitrairement, par le génie capricieux du grand artiste.

Ainsi, dans le chapitre des grimaces, dont l'idée première est empruntée à un vieil auteur anglais, éclate cette plaisanterie, peu anglaise, et très inattendue:

<< - Ventre du pape ! qu'est-ce que cette grimace-là ?

(1) La Maison de V. Hugo, p. 27-30.

Holà, hé! c'est tricher. On ne doit montrer que son visage. Cette damnée Perrette Callebotte ! elle est capable de cela. » Et, sans doute, le poète aurait été bien capable d'imaginer tout seul cette farce un peu violente. Pourtant il me semble que Victor Hugo ne fait ici que se souvenir: il introduit dans la trame de son récit moyen âge un élément très moderne, une bonne histoire de 1830, dont le récit légendaire est venu jusqu'à nous. M. F. Boissin, dans le Polybiblion, lui a donné une forme décente, au cours d'un compte rendu de Germinal: « Parmi les herscheuses se traîne une certaine Mouquette qui... constamment montre à ceux qu'elle méprise ce que montra, dit-on, M. Thiers en goguette aux paysans de Grandval (1). » Je sais bien que, dans la discussion qui a suìvi ces lignes, il a été impossible de prouver si oui ou non l'anecdote était une légende (2). Mais j'imaginerais volontiers que c'était une de ces nouvelles à la main qu'on n'imprime pas, qu'on se raconte dans les salles de rédaction; on devait faire des gorges chaudes de ce trait de jeunesse » de Thiers, vrai ou faux, peu importe, entre journalistes, voire entre rédacteurs du National, jusqu'à ce que l'histoire vint aux oreilles de Hugo, qui l'a trouvée de bonne prise.

IV

Si bien que, sur le fond sombre du roman, emprunté aux tristesses réelles de l'histoire, il a brodé toutes sortes de jolies choses. Tantôt un souvenir lointain d'un article de journal anglais, une bonne « galejade » de Méridionaux se plaisantant entre eux, et surtout l'imagination exubérante du poète, nous ont valu un des meilleurs morceaux de Notre-Dame de Paris. Tantôt Hugo a donné à la passion qui éclaire toutes ces ténèbres quelque chose de l'amour qu'il connaissait par expérience personnelle, de la passion des Lettres à la Fiancée, parce qu'il lui a plu

De cacher l'amour et la douleur

Dans le coin d'un roman ironique et railleur (3).

Plus nous irons, mieux nous connaîtrons la bibliothèque et les immenses lectures du poète (4), plus nous pourrons ainsi faire le

(1) Polybiblion, 1885, tome XLIII, p. 290.

(2) Polybiblion, tome XLIII, p.480 et 555; tome XLIV, p. 96. Ces différentes références ont été retrouvées pour moi dans le Polybiblion, par M. Bonnet, bibliothécaire de l'Université de Caen.

(3) Poésies, II, 251.

(4) M. Glachant, Revue d'Histoire littéraire de la France, année 1900, p. 534.

départ entre ce que Victor Hugo imagin e, et ce qu'il observe, entre ce qu'il doit à ses devanciers et ce qu'il ne doit qu'à lui-même. Que ressort-il jusqu'ici de tous les rapprochements que l'on a pu faire entre ses imitations et les modèles que sa mémoire lui représentait ? Comme M. Vianey l'a dit excellemment, après le premier moment de surprise passé, on ne s'est plus étonné de constater que l'imagination la plus féconde que l'on connaisse avait eu be. soin de puiser à une autre source que la sienne : on n'a pas osé longtemps crier au plagiat; on s'est aperçu que cette imitation était moins encore un esclavage que celle de Boileau, de La Fontaine ou d'André Chénier; que l'originalité créatrice du poète en était encore mieux manifestée, et que « il est chez lui, comme chez nos classiques, des beautés de premier ordre dont on sent mal le prix jusqu'au jour où elles vous sont, pour ainsi dire, révélées par l'étude de ses modèles » (1).

Pour ce qui concerne spécialement Notre-Dame de Paris, en ajoutant ma très modeste contribution à l'étude des sources faite par M. Huguet avec tant de conscience et de bonheur, le lecteur conclura certainement comme nous : le jugement le plus juste qui ait été porté sur ce roman épique est encore ce fragment de la lettre écrite par Hugo à son éditeur, heureusement conservée par Mme V. Hugo (2): « ... C'est une peinture de Paris au xve siècle et du xve siècle à propos de Paris. Louis XI y figure dans un chapitre. C'est lui qui détermine le dénouement. Le livre n'a aucune prétention historique, si ce n'est de peindre peut-être avec quelque science et quelque conscience, mais uniquement par aperçus et par échappées, l'état des mœurs, des croyances, des lois, des arts, de la civilisation enfin, au xve siècle. Au reste ce n'est pas là ce qui importe dans le livre. S'il a un mérite, c'est d'être œuvre d'imagination, de caprice.., de fantaisie », et de mémoire créatrice, ajouterons-nous.

MAURICE SOURIAU,

Professeur de littérature française à l'Université de Caen.

(1) Vianey, Victor Hugo et ses sources, p. 5. (2) Victor Hugo raconté, t. II, p. 309.

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WALTZ, Extraits des Elégiaques Romains, 1887, Paris, Hachette, (édition un peu trop classique ne contient pas l'Elégie I, 7).

b) En allemand (par ordre de préférence) :

Römische Elegiker, choix de SCHULZE, 1900, Berlin, Weidmann (contient toutes les pièces indiquées au programme);

éd. DISSEN, 1835, Göttingue, Dieterich; éd. BAENRENS, 1878, Leipzig, Teubner.

Constitution du texte :

ED. HILLER, 1885 (coll. Tauchnitz in-80).

Commentaire :

DONCIEUX, De Tibulli amoribus, 1887, Paris, thèse latine;
LARROUMET, De quarto Tibulli libro, 1882, Paris, thèse latine;

Ed. de la Collection Lemaire, pour l'index seul.

Commentaire grammatical:

ED. LUCIEN MUELLER, dans la Bibliotheca Teubnerianu (v. Index gram maticus, p. 62).

N. B. Se défier des travaux de BELLING: Albius Tibullus, Untersuchung u. Text, 1897, Berlin, Gaertner.

[II.

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AUTEUR SPÉCIAL A L'AGRÉGATION DE GRAMMAIRE.

Virgile, Géorgiques, livre III.

Edition suffisante :

WALTZ, 1898, Paris, Colin (coll. Cartault).

Edition dont on peut se servir :

a) En français: BENOIST, 1876, Paris, Hachette (éd. in-80).

b) En anglais : CONINGTON et NETTLESHIP, éd. revue par HAVERFIELD, 1898, Londres, Bell (plus au courant que Benoist).

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