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de gestes surtout, était très poussée à ce moment-là en France, grâce à l'influence de Paulin Paris et des maîtres de l'école des Chartes. Les vieux textes français étaient publiés et annotés avec beaucoup de soin, et, peu à peu, se répandait dans le public la connaissance de cette littérature médiévale, jusqu'alors à peu près inconnue. Victor Hugo lut nos vieilles chansons de gestes. L'influence du Cycle de Bretagne est très visible dans son œuvre, et beaucoup des poèmes de la Légende des Siècles sont inspirés par les récits de la Table ronde et du Cycle d'Arthur.

On a dit que Victor Hugo avait été aidé dans le développement de son génie épique par les œuvres de Leconte de Lisle, dont les Poèmes antiques parurent en 1853, par les écrits mystiques d'Edgard Quinet et par le Jocelyn de Lamartine. Ces allégations sont faciles à réfuter. Certes, il y a de grandes ressemblances entre la Légende des Siècles et les œuvres de Leconte de Lisle, par exemple; mais c'est Leconte de Lisle qui procède d'Hugo et qui lui doit une bonne part de son inspiration. Si les œuvres de Quinet, Ahasvérus, Prométhée, expriment les mêmes idées que plusieurs pièces de Victor Hugo, c'est qu'elles sont animées du même esprit philosophique, qui est celui du milieu du XIX siècle. Enfin le Jocelyn de Lamartine n'est qu'une élégie épique, qui n'a presque rien d'historique. Sans doute, la Révolution y tient une place; mais cette Révolution est à la cantonade, et le bruit du grand changement qui s'accomplit vient mourir au pied des montagnes où vit le héros de Lamartine. Jocelyn, c'est l'histoire du renoncement à l'amour sous l'influence du sentiment religieux. Mais l'inspiration du poème est bien plutôt lyrique et philosophique qu'épique. Lamartine a pu avoir l'intention d'en faire une épopée; il est resté lyrique dans Jocelyn, comme il l'a été dans toute son œuvre.

L'épopée, avant Victor Hugo, avait été un genre très cultivé en France, depuis la Franciade de Ronsard jusqu'à la Henriade de Voltaire, en passant par les innombrables et interminables épopées du xvII siècle, l'épopée en prose de Fénelon, Télémaque. Mais, de tout ce fatras épique, rien de grand n'était sorti; et cela par le fait d'une erreur initiale. La littérature française est toute rationnelle, fille de Descartes. On avait cru qu'il était possible de faire une épopée avec les données de la raison, en laissant de colé l'imagination, les facultés émotives et représentatives. C'est d'après cette théorie qu'ont été bâties les épopées du XVIIe siècle, si profondément ennuyeuses. On proscrit l'imagination; le siècle est rationaliste; il n'a aucune des qualités d'esprit qui conviennent à l'épopée; de là l'insuccès de ses tentatives dans ce

genre. Il a fallu la grande secousse de la Révolution pour nous procurer les facultés émotives qu'avait tuées le rationalisme cartésien. Elle a donné naissance à une littérature souffrante, folle par endroits, éperdue, et qui a exprimé des sentiments jusqu'alors inconnus.

Il y a aussi dans l'épopée une croyance nécessaire, sans laquelle tout poème épique est froid et artificiel, et qui manquait au XVIIe siècle, c'est la croyance au surnaturel, la croyance au merveilleux. Qu'est-ce, au juste, que cette croyance? Le merveilleux, c'est l'introduction d'une puissance supérieure aux choses humaines, et qui s'exerce sur ces choses. Homère croyait que, du haut des nuages, Zeus et Athéné dirigeaient les combattants et leur assuraient le succès de la lutte. Virgile est déjà moins crédule; cependant il a foi en une grande idée nationale et religieuse, la suprématie promise aux Romains par les dieux :

Tu regere imperio populos, Romane, memento.

Mais, au XVIIe siècle, on croyait pouvoir se servir des dieux comme de machines : ils venaient à point nommé pour dénouer les fils de l'action. Mais c'était là une mythologie épuisée, usée, à laquelle ne croyaient pas ceux qui l'employaient. La foi chrétienne était vivante; mais on ne pouvait l'introduire dans l'épopée. On la respectait tellement qu'on la tenait en dehors de la littérature. C'était la théorie formulée par Boileau :

De la foi d'un chrétien les mystères terribles,
D'ornements égayés ne sont pas susceptibles.

Athalie et Polyeucte sont des exceptions dans la littérature classique du XVIIe siècle et le peu de succès que les deux pièces eurent lors de leur apparition provient justement, en partie, de l'emploi de ce merveilleux chrétien. Au XVIIIe siècle, Voltaire a moins de scrupule; il introduit la religion dans la Henriade.. Il nous montre saint Louis au ciel; il se sert fréquemment du merveilleux chrétien. Malheureusement, il emploie la religion au moment où le sentiment religieux a faibli; si bien qu'il fait avec le christianisme ce que les auteurs du xvir siècle faisaient avec la mythologie. Son épopée est aussi froide que celles du siècle précédent. Victor Hugo arrive, et il remplace la croyance au merveilleux des anciens poètes épiques par une autre croyance, par cette philosophie assez vague, mais très puissante, qui est celle de tous les esprits supérieurs de son siècle, et qui constitue la philosophie de Victor Hugo. Cette philosophie a été fort critiquée d'abord. On lui a reproché le vague de ses idées, de ses doctrines, leur peu

d'originalité, leur incohérence. Hugo veut être un penseur, il a la religion de la pensée; aussi se travaille-t-il pour se donner l'illusion d'avoir atteint le but qu'il rêve: il n'arrive, le plus souvent, qu'à justifier les critiques qu'on lui a si souvent adressées. Cependant, on s'est aperçu que, malgré tous ces défauts, les théories sociales et morales de Victor Hugo ne manquaient pas d'une certaine grandeur. On est revenu des préventions injustes qu'on nourrissait à l'endroit du penseur et du philosophe, et M. Renouvier l'a bien vengé du dédain qu'on a montré pour ses idées. Il a établi que Victor Hugo a toujours été à la poursuite du but moral le plus élevé, et qu'il est arrivé même à gâter son œuvre pour vouloir viser trop à l'enseignement et à la moralisation, pour vouloir répandre ses conceptions humanitaires et religieuses. Ces conceptions, ce sont celles de son siècle, avec, en plus, le sentiment religieux, c'est la croyance à la Providence, c'est-à-dire la croyance à une action divine sur le monde. Victor Hugo croit que Dieu existe, bien qu'il ne se le figure pas très nettement. Ce Dieu veut maintenir l'équilibre entre le bien et le mal, eutre Ormuzd et Ahriman. Il permet que l'humanité souffre; mais le bien, la vertu a sa revanche, et Victor Hugo croit qu'un jour le bien régnera dans le monde et pour toujours. Il croit au progrès; il croit que la justice finira par régner sur la terre, établissant entre les hommes une fraternité et un amour universels. En somme, parti d'une philosophie tout à fait hostile au christianisme, il finit par rejoindre le christianisme. Il reprend l'idée du sauveur qui délivrera les hommes; il formule, à son tour, l'idée messianique. Seulement, tandis que le christianisme nie le progrès, et place la régénération du genre humain par le Christ dans le passé, Victor Hugo, suivant en cela les inspirations de son siècle, qui a fait de la croyance au progrès indéfini de l'humanité la base de sa philosophie, place dans l'avenir le triomphe et l'avènement de la justice et de la fraternité.

J.-M. J.

La civilisation de l'âge homérique.

Cours de M. ALFRED CROISET,

Professeur à l'Université de Paris.

Les divinités secondaires.

Les divinités que nous avons étudiées jusqu'ici (1) sont les plus importantes du Panthéon homérique. Celles que nous allons envisager sont d'ordre secondaire; elles occupent, dans l'esprit grec de l'époque homérique, une place moins considérable, et, dans l'Iliade comme dans l'Odyssée, leur rôle est infiniment moins prépondérant. Il convient cependant de ne pas les laisser de côté ; nous devons les étudier au moins brièvement; car, parmi elles, il en est dont l'importance croîtra à l'époque classique, et il n'est pas sans intérêt de rechercher les causes mêmes de cette infériorité à l'époque homérique, qui fait l'objet de notre étude.

Parmi ces divinités d'ordre secondaire, nous trouvons tout d'abord un groupe de dieux, fils de Zeus, Arès et Héphaistos,. auxquels on peut joindre Hermès, bien que le rôle de ce dernier soit plus effacé.

Fils de Zeus, Arès est né dans les espaces célestes; mais il est, en même temps, le fils d'Héré, la déesse dont l'humeur querelleuse personnifie les troubles atmosphériques. Il participe à la nature de sa mère, nature violente et intraitable. Son intervention dans les combats est toujours accompagnée d'un terrible fracas. Quand le poète en parle, elle éveille toujours chez lui les images de la tempête. Blessé par Diomède, Arès fait entendre un cri pareil à celui de neuf ou dix mille guerriers aux prises, et ce cri glace d'épouvante Grecs et Troyens. Quand il remonte vers l'Olympe, il apparaît aux regards du héros « semblable à une nuée sombre, à une nuée orageuse qui obscurcit le ciel au moment où s'élève le souffle furieux du vent ». Ailleurs il est comparé au noir ouragan». Ces images ne rappellent-elles pas les phénomènes effrayants de l'orage, drame céleste où plusieurs dieux jouent un rôle, mais où Arès est l'acteur le plus violent?

Ainsi, dans les poèmes homériques, persiste la conception primitive de la divinité, conception née de la personnification d'un phénomène naturel. Mais, en même temps, Arès a déjà un caractère propre, et joue un rôle bien déterminé, qui lui assure Voir la Revue des Cours et Conférences (1900-1901).

une place à part dans l'Olympe homérique. Arès est, avant tout, le dieu de la guerre, et il en personnifie toutes les horreurs. Son Dom n'est pas seulement synonyme de l'intrépidité belliqueuse, il est celui du courage aveugle, de la valeur forcenée. Arès est le type idéal du héros des traditions épiques, mais du héros qui, emporté d'un irrésistible élan à travers la mêlée, n'obéit qu'à brutalité de son instinct, à sa fureur de carnage, à sa soif du sang. Tandis que les autres divinités n'interviennent dans les combats que pour défendre les peuples ou les guerriers qu'elles protègent, Arès ne connaît ni amis, ni ennemis, il est àλompósados, portant ses coups tantôt ici, tantôt là ; il aime le combat pour luimême, pour son tumulte, pour ses morts, pour ses blessés. Le poète se le représente sous les traits d'un héros d'un aspect imposant, d'une taille gigantesque, aux mouvements impétueux, à la démarche rapide, sanglant et meurtrier, semant partout la mort sur son passage. Armé de sa longue lance qui perce les boucliers, lest tout entier revêtu d'airain. Quand il s'avance à pied, il est la terreur des chars de guerre (Spisápuaτos) et des remparts (teryeoindians). Monté lui-même sur un char, il a des coursiers d'or, des coursiers aux pieds rapides, dont le poète célèbre l'élan sans égal (Iliade, chant V, vers 355). Telle est la physionomie d'Arès dans les poèmes homériques : ce dieu personnifie essentelement la force brutale.

Héphaistos, fils de Zeus et d'Héré, est peut-être plus considérable qu'Arès. Ce dieu a pour trait caractéristique son infirmité physique. Ses pieds sont tordus (zvλhomodíwv, ptzvos móds); il est boiteux, et l'inégalité de sa démarche provoque dans l'Olympe le rire inextinguible des dieux. C'est qu'Héphaistos enfant encourut la colère de Zeus en voulant porter secours à Héré, que le maître de l'Olympe avait suspendue, pour la châtier, entre le ciel et la terre.« Zeus, dit le poète, saisit Héphaistos par le pied, et, du senil divin, le lança dans l'espace, où il fut emporté pendant toute la durée du jour au coucher du soleil, il tomba à Lemnos, cù il fut recueilli par les Sintes. » Ainsi, devenu infirme, Hephaistos joue, en quelque sorte, le rôle de bouffon de l'Olympe. Cette conception d'un dieu difforme et ridicule a, sans doute, quelque chose de surprenant dans l'esprit d'un peuple aussi amoueax de la beauté parfaite que l'était le peuple grec. Aussi devons-nous remarquer qu'à une époque postérieure, la statuaire n'a pas osé reproduire cette infirmité; elle choquait le sens artistique, infiniment délicat, des Grecs.

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Caez Homère, l'atelier d'Héphaistos n'est pas encore placé, comme il le sera plus tard, dans les entrailles de la terre, il est

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