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Donnez à un certain nombre d'hommes un intérêt distinct de l'intérêt général : ces hommes unis entre eux par un lien particulier, seront par-là même séparés de tout ce qui n'est pas leur corporation, leur caste. Ils regarderont comme un acte légitime et méritoire de faire tout plier sous l'influence de cette caste. Rassemblez-les autour d'un drapeau, vous aurez des soldats; autour d'un autel, vous aurez des prêtres.

Les jongleurs des Sauvages travaillent donc à se renfermer dans une enceinte impénétrable au vulgaire. Ils ne sont pas moins jaloux de tout ce qui tient à leurs fonctions sacrées que les druïdes de la Gaule ou les brames de l'Inde. Ils s'irritent contre quiconque va sur leurs brisées sans avoir obtenu leur consentement. Ils imposent aux candidats qui sollicitent leur admission dans la corporation privilégiée, des épreuves et un noviciat (1). Le noviciat dure plusieurs années. Les épreuves sont longues, douloureuses et bizarres. Des

(1) Les noaïds des Lapons sont instruits méthodiquement dans leur art ou leur métier. Voy. d'Acerbi.

jeûnes, des macérations, des flagellations, des souffrances, des veilles, sont, dès cette époque, les moyens en usage pour se rapprocher des puissances invisibles (1). L'esprit sombre et lugubre des hiérophantes et des mystagogues dirige déja les jongleurs (2).

Lorsque, dédaignant ce sévère apprentis

sage, des profanes se déclarent prêtres de leur propre autorité, ce titre leur est refusé par leurs rivaux : c'est magiciens qu'on les appelle, et leurs prestiges, dont la réalité n'est

pas

(1) Voy. au Nord, V, p. 12. A la Guyane, l'apprentissage durait dix ans, et le jeûne, c'est-à-dire une diminution de nourriture poussée aussi loin que la force humaine pouvait le supporter, se prolongeait une année. Ce jeûne était accompagné de .tortures de tout genre. (LAFITEAU, Mœurs des Sauv. I, 330. BIET. IV, ch. 12.) Chez les Abipons, celui qui voulait devenir prêtre se soumettait à une privation absolue d'aliments pendant plusieurs jours. (Dobrizhoffer, Hist. des Abipons, II, 515, 516.) Pour être admis dans l'ordre du Belli, dont nous avons parlé ci-dessus, le récipiendaire se laissait découper le col et les épaules et enlever des lambeaux de chair.

(2) Cet instinct est le même partout. Rien de plus semblable à l'admission des candidats à la prêtrise chez les montagnards des Indes, que celle des jongleurs. (ASIAT. RES. IV, 40-46.)

voquée en doute, sont attribués à des communications coupables avec des génies ennemis des hommes.

On aperçoit ici, bien qu'obscurément encore, une distinction qui, par la suite, deviendra d'une extrême importance, la distinction entre la magie et la religion.

A proprement parler, la magie n'est que la religion séparée du sentiment religieux, et réduite aux notions que l'intérêt seul suggère. Tous les caractères que l'intérêt prête à la religion se reproduisent dans la magie. La force plus qu'humaine, les secours obtenus de cette force vénale par les invocations et les sacrifices, indépendamment de la morale, et quelquefois en opposition avec ses préceptes, en un mot, l'emploi des puissances inconnues, en faveur des passions et des désirs de l'homme, voilà ce que cherche en tout pays la dévotion égoïste, et voilà ce qu'en tout pays les sorciers promettent.

Les prêtres des hordes sauvages qui ne promettent que les mêmes choses par les mêmes moyens, se distinguent pourtant des sorciers. C'est que la rivalité qui s'élève de prêtre à prêtre les force à chercher des accusations

contre leurs adversaires, et qu'il faut que ces accusations ne soient pas de nature à saper la base du pouvoir sacerdotal.

Celles qui s'appuient sur l'existence des dieux malfaisants, dont nous avons vu plus haut l'origine, réunissent merveilleusement ce double avantage, car elles fortifient la croyance au lieu de l'ébranler : elles créent deux empires surnaturels, qui s'établissent en face l'un de l'autre, se combattant avec les mêmes armes, trouvant pour appuis les mêmes espérances et les mêmes terreurs, et se renvoyant avec un égal acharnement et des probabilités à peu près pareilles la réprobation et les anathêmes.

Les bûchers s'allument donc pour dévorer les sorciers, les flots s'entr'ouvrent pour les engloutir, aux applaudissements des hordes iroquoises (1) ou indiennes (2), comme autre

(1) LAFITEAU, Moeurs des Sauv. I, 390-393.

(2) Les sorciers sont également punis de mort chez les Sauvages des montagnes de Rajamahall dans l'Inde. Mais ils peuvent racheter leur vie du consentement de la famille de l'ensorcelé. ASIAT. RES. IV, 63. Au Congo, il suffit qu'un prêtre désigne quelqu'un pour sorcier : il est aussitôt tué par les assistants. Dans le royaume d'Issini, ils sont condamnés à être noyés.

fois à la grande satisfaction de la populace non moins stupide de Paris ou de Madrid.

Ce n'est que lorsque les progrès de la raison ont décrédité la magie, que les prêtres se résignent à ne voir dans les magiciens que des imposteurs, et ils retardent ces progrès let plus qu'ils le peuvent. Durant combien de siècles n'a-t-on pas dû croire aux sortiléges sous peine d'impiété (1) !

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(1) On pent remarquer encore dans nos missionnaires une grande répugnance à nier le surnaturel des opérations des jongleurs. «< Plusieurs de nos Français », dit le P. Leclercq, <«< ont cru un peu trop facilement que ces jongleries n'étaient que des bagatelles et un jeu d'enfant..... « Il est vrai que je n'ai pu y découvrir aucun pacte explicite ou implicite entre les jongleurs et le démon; <«< mais je ne puis me persuader aussi que le diable ne << domine dans leurs tromperies... Car enfin il est difficile << de croire qu'un jongleur fasse naturellement paraître << les arbres tout en feu, qui brûlent visiblement sans se <«< consumer, et donne le coup de la mort aux Sauvages,

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fussent-ils éloignés de quarante à cinquante lieues, lors« qu'il enfonce son couteau ou son épée dans la terre, et qu'il en tire l'un ou l'autre tout plein de sang, disant qu'un tel est mort, qui effectivement meurt et expire « dans le même moment qu'il prononce la sentence de <«< mort contre lui... et qu'avec le petit arc dont ils se ser

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vent, ils blessent et tuent quelquefois les enfants dans

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