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des tourmentées par la souffrance physique, le besoin toujours renaissant, par la perspective de l'abandon en cas de blessures incurables, de maladies ou de vieillesse, et terminant fréquemment par le suicide cette agonie prolongée. L'homme, jeté dans un tel abyme, peut-il payer trop cher l'espoir qui le ranime? Ses communications avec des dieux qu'il croit secourables, ses rêves sur l'existence future, son occupation des morts qu'il se flatte de retrouver, les émotions que la religion lui cause, les devoirs qu'elle lui crée, sont pour lui d'inestimables trésors. Il déplace la réalité dont le poids l'accable. Il la transporte dans le monde dont son imagination dispose, et ses travaux, ses douleurs, le froid qui le glace, la faim qui le dévore, la fatigue qui brise ses membres, ne sont que le roulis du vaisseau qui le porte sur une autre rive. L'action des jongleurs le trouble sans doute, même dans ses consolations religieuses; mais pour se soustraire à cette action fâcheuse, il faudrait qu'il renoncât à ces consolations. Mieux vaut qu'il les possède imparfaites et troublées.

D'ailleurs est-il bien sûr que ces jongleurs ne fassent que du mal?

Sans eux, des peuplades entières périraient d'engourdissement et de misère (1). Ils les réveillent de leur apathie et les forcent à l'activité. Les hordes chez lesquelles il n'y a point de prêtres sont de toutes les plus abruties (2). Les jongleurs, ignorants ou artificieux, trompeurs ou stupides, conservent pourtant quelques traditions médicinales, dont une partie est surement salutaire (3). Ils font un devoir au Sauvage paresseux de ses entreprises de chasse ou de pêche. Ils lui en font un des plaisirs de l'amour, auxquels certains climats le rendraient presque insensible (4). Ils l'en

(1) ROGER Curtis, Nachricht von Labrador, in Forster und Sprengel, Beytræge zur Volker kunde, I, 103. Herder Ideen, II, 110.

(2) Les Peschereys, à l'extrémité de l'Amérique méridionale, n'ont point de prêtres, à ce que les voyageurs nous assurent. HERDER, I, 65. Aussi (sont-ce les plus reculés et les moins intelligents des Sauvages. HERDER, ibid. 237.

(3) V. HECKEWELDER, Mœurs des Indiens, c. 29 et 31.

(4) HERDER, Ideen. Ceci n'est point en contradiction avec ce que nous avons dit plus haut des privations que le sacerdoce impose. Ces privations ne sauraient être qu'une exception à la règle : sans cela la société périrait, ce qui n'est pas de l'intérêt des jongleurs.

tretiennent dans des rêves qui ne sont pas sans quelque douceur. Ils répandent du charme sur une vie déplorable et déshéritée par la nature. Sachons-leur quelque gré d'embellir à leur manière des plages sombres, âpres et stériles, et de placer l'espoir par-delà les montagnes ou sur l'autre rive des mers dont ils habitent les bords glacés.

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Le mal n'est jamais dans ce qui existe naturellement, mais dans ce qu'on prolonge ou dans ce qu'on rétablit par la ruse ou la force. Le véritable bien, c'est la proportion. La nature la maintient toujours quand on laisse la nature libre. Toute disproportion est pernicieuse. Ce qui est usé, ce qui est hâtif est également funeste. Des institutions beaucoup moins grossières que le sacerdoce des jongleurs, peuvent causer beaucoup plus de maux, lorsqu'elles sont en disparate avec les idées, qui ont reçu du progrès des esprits leur inévitable développement.

Quand nous aurons à comparer l'action des jongleurs avec celle des corporations sacerdotales si vantées par des écrivains qui se répètent et se copient depuis tant de siècles, nous serons étonnés peut-être de voir la préférence

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demeurer aux premiers. Ces corporations retardent l'espèce humaine dans tous ses progrès les jongleurs la poussent à leur insu vers une civilisation imparfaite. On voit en eux un peu de fraude et beaucoup de superstition on verra plus tard dans les autres tout au plus un peu de superstition, et certainement beaucoup de fraude.

CHAPITRE VIII.

Pourquoi nous avons cru devoir décrire en détail le culte des Sauvages.

Les détails dans lesquels nous sommes entrés, en traitant de la religion des hordes sauvages, étaient d'autant plus indispensables que dans cette religion sont contenus les germes de toutes les notions qui composent les croyances postérieures.

Cette vérité doit avoir déja frappé nos lecteurs, pour peu qu'ils nous aient accordé quelque attention.

Non-seulement l'adoration d'objets matériels, multipliés jusqu'à l'infini, mais des aperçus imprévus du plus pur théisme, la division en deux substances, et, pour ainsi dire, le pressentiment de la spiritualité ;

Non-seulement l'idée naturelle que les dieux se plaisent aux sacrifices, mais le besoin de

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