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tres font retentir l'air de mille cris différens. Tout le refte des animaux n'a aucune idée de l'ordre ou du défordre dont le mouvement eft fufceptible, & que nous appellons mefu. re & harmonie. Pour nous, ces mêmes Divinités qui président à nos fêtes, nous ont don né avec le plaifir le fentiment de la mesure & de l'harmonie. Ce fentiment régle nos mouvemens fous la direction de ces Dieux, & nous apprend à former ensemble une efpece de chaîne par l'union de nos chants & de nos danfes. De là le nom de Chœur dérivé naturellement du mot qui fignifie joye. (1) Goûtez-vous ce difcours, & convenez-vous que nous tenons d'Apollon & des Mufes nôtre premiere éducation? Clinias. Oui.

L'ATHÉN. Ainfi n'avoir aucune éducation, & n'avoir aucun ufage du choeur; être bien élevé, & être fuffifamment verfé dans les exercices du chœur, felon nous ce fera la même chose. Clinias. Sans doute. L'Athén. Mais la Chorée embraffe le chant & la danse. Clinias. Cela eft vrai. L'Athén. La bonne é ducation confifte donc à fçavoir bien chanter & bien danfer. Clinias. Il y a toute apparen

(1) Platon dérive Xopòc, chœur, de Xapà, joye,

ce. L'Athén. Faifons un peu attention à ce que fignifient ces dernieres paroles. Clinias. Quelles paroles? L'Athén. Il chante bien, difons-nous, il danfe bien: ajouterons-nous ou non: les paroles qu'il chinte, les danfes qu'il exécute font belles? Clinias. Ajoutonsle. L'Athén. Mais celui qui portant un jugement vrai fur ce qui eft beau en ce genre & ce qui ne l'est pas, fe conforme à ce jugement dans la pratique, ne vous paroît-il pas mieux élevé par rapport à la danse & à la mufique, qu'un autre qui feroit en état, foit en chantant, foit en danfant, de rendre parfaitement ce qu'il auroit jugé beau, mais qui d'ailleurs n'auroit ni amour pour les belles chofes, ni averfion pour celles qui ne le font pas: ou que celui qui ne peut ni difcerner ce qui eft beau, ni l'exprimer par les mouvemens, foit du corps, foit de la voix, mais qui en juge fainement par un certain sentiment de plaifir ou de peine, lequel lui fait E embraffer ce qui est beau, & avoir en averfion ce qui ne l'est pas ? Clinias. Etranger, il n'y a point de comparaifon à faire entre eux pour l'éducation.

L'ATHEN. Si donc nous connoiffons tous

trois en quoi confifte la beauté du chant &

de la danfe, il nous fera facile de difcerner celui qui eft bien & celui qui est mal élevé. Mais fi nous fommes dans l'ignorance à cet égard, il nous eft impoffible de connoître par où & comment l'éducation peut fe conferver. Cela n'eft-il pas vrai? Clinias. Oui. L'Athén. Ainfi, il nous faut chercher, & fuivre, pour ainsi dire, à la piste, ce qu'on appelle dans la danfe & dans le chant belle figure & belle mélodie. Si ces chofes nous échappent malgré nos recherches, tout ce que nous pourrons dire au fujet de la bonne éducation, foit des Grecs, foit des Barbares, n'aboutira à rien de folide. Clinias. Vous avez raison. L'Athén. Soit. Mais en quoi ferons-nous confifter la beauté d'une figure ou d'une mélodie? Dites-moi : les geftes & le ton de voix d'un homme de cœur dans une fituation pénible & violente, reffemblent-ils à ceux d'un homme lâche en pareille circonftance? Clinias. Comment cela fe pourroitil, puifque les couleurs même ne fe reffemblent pas ? L'Athén. Fort bien, mon cher Clinias: mais la Mufique ayant pour objet la mefure & l'harmonie, quoiqu'on dife d'une

figure, qu'elle eft bien mefurée, d'une nú lodie qu'elle eft harmonieufe, on ne pett pas dire également que l'une ou l'autre folz bien colorée, & les Maitres de chreur ont tort d'ufer de cette métaphore. (2) Nearmoins à l'égard de l'homme läche & de l'hom me de cœur, on peut dire avec raifon que les figures & les tons qui caractérifent cellci font beaux, & que ceux qui conviennent à celui-là ne le font pas. En un mot, pour ne pas nous étendre trop fur ce fujet, toute figure, toute mélodie, qui exprime les bonnes qualités de l'ame on du corps, foit en elles-mêmes, foit en quelque image, et bolle: c'est tout le contraire, fi elle en exprinc les mauvaises qualités. Clinias. Vous dites vrai, & nous fommes l'un & l'autre de vótre fentiment.

L'ATHÉN. Dites-moi encore: prenonsnous tous un égal plaifir aux mêmes chants & aux mêmes danfes ? ou s'en faut-il de beaucoup? Clinias. Il s'en faut du tout. L'A thén. A quoi donc attribuerons-nous nos er

(2) Une des efpeces de la Mufique ancienne s'appelloit Chromatique, du mot Xƒãμa, couleur. Nous avons confervé ce nom dans notre langue.

reurs à cet égard? Ce qui eft beau, ne l'eftil pas pour tout le monde; ou, quoiqu'il le foit, ne le paroît-il pas ? car jamais perfonne n'ofera dire que les danfes & les chants du vice foient plus beaux que ceux de la vertu; ni qu'il prend plaifir aux figures qui expriment le vice, tandis que tous les autres fe plaifent à la Mufe oppofée. Il est vrai pourtant que la plupart mettent l'effence & la perfection de la Mufique, dans la vertu qu'elle a d'affecter agréablement l'ame. Mais ce langage n'eft point fupportable, & il n'est pas même permis de le tenir. Voici plutôt quelle eft la fource de nos erreurs en ce point. Clinias. Laquelle ? L'Athén. Comme la danfe & le chant ne font qu'une imitation des mœurs, qu'une peinture des actions des hommes, de leurs caracteres, & des diverfes fituations où ils fe trouvent; c'est une néceffité que ceux qui entendent des paroles & des chants, ou qui voyent des danfes, analogues au caractere qu'ils ont reçu de la nature ou de l'éducation, ou de l'une & de l'autre, y prennent plaifir, les approuvent, & difent qu'elles font belles: qu'au contraire ceux dont elles choquent le caractere, les

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