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Cependant Charon les passe tous deux dans sa barque. Virgile lui raconte que, peu de temps après son arrivée en enfer, il y vit un être puissant qui vint chercher les ames d'Abel, de Noé, d'Abraham, de Moïse, de David. En avançant chemin, ils découvrent dans l'enfer des demeures très agréables: dans l'une sont Homère, Horace, Ovide et Lucain; dans une autre on voit Électre, Hector, Énée, Lucrèce, Brutus et le Turc Saladin; dans une troisième, Socrate, Platon, Hippocrate et l'Arabe Averroes.

Le repentir vint ronger ma vieillesse
Et j'eus recours à la confession.
O repentir tardif et peu durable!
Le bon saint-père en ce temps guerroyait,
Non le soudan, non le Turc intraitable,
Mais les chrétiens qu'en vrai Turc il pillait.
Pour saint François, son froc et sa ceinture ;
Or, sans respect pour tiare et tonsure,
Frère, dit-il, il me convient d'avoir
Incessamment Préneste en mon pouvoir.
Conseille-moi, cherche sous ton capuce
Quelque beau tour, quelque gentiile astuce,
Pour ajouter en bref à mes états
Ce qui me tente et ne m'appartient pas,
J'ai les deux clefs du ciel en ma puissance
De Célestin la dévote imprudence
S'en servit mal, et moi je sais ouvrir
Et refermer le ciel à mon plaisir.
Si tu me sers, ce ciel est ton partage.
Je le servis, et trop bien: dont j'enrage.
Lors devers moi saint François descendit,
Comptant au ciel amener ma bonne âme;
Mais Belzébut vint en poste, et lui dit :
Monsieur d'Assise, arrêtez: je réclame
Ce conseiller du saint-père, il est mien ;
Bon saint François, que chacun ait le sien
Lors tout penaud le bon homme d'Assise
M'abandonnait au grand diable d'enfer.
Je lui criai Monsieur de Lucifer,
Je suis un saint, voyez ma robe grise;
Je fus absous par le chef de l'église.
J'aurai toujours, répondit le démon,
Un grand respect pour l'absolution:
On est lavé de ses vieilles sottises,
Pourvu qu'après autres ne soient commises.
J'ai fait souvent cette distinction
Le diable sait de la théologie.
A tes pareils; et grace à l'Italie,
Il dit, et rit: je ne répliquai rien
A Belzebut; il raisonnait trop bien.
Lors il m'empoigne, et d'un bras raide et ferme
Il appliqua sur mon triste épiderme
Vingt coups de fouet, dont bien fort il me quit:
Que Dieu le rende à Boniface huit.

Enfin paraît le véritable enfer, où
Pluton juge les condamnés. Le voya-Il eut Préneste, et la mort me saisit.
geur y reconnaît quelques cardinaux,
quelques papes, et beaucoup de Flo-
rentins. Tout cela est-il dans le style
comique? Non. Tout est-il dans le
genre héroïque ? Non. Dans quel
goût est donc ce poëme ? Dans un goût
bizarre.

Mais il y a des vers si heureux et si naïfs, qu'ils n'ont point vieilli depuis quatre cents ans, et qu'ils ne vieilliront jamais. Un poëme d'ailleurs où l'on met des papes en enfer réveille beaucoup l'attention; et les commentateurs épuisent toute la sagacité de leur esprit à déterminer au juste qui sont ceux que le Dante a damnés, et à ne se pas tromper dans une matière si grave.

On a fondé une chaire, une lecture pour expliquer cet auteur classique. Vous me demanderez comment l'inquisition ne s'y oppose pas. Je vous répondrai que l'inquisition entend raillerie en Italie; elle sait bien que des plaisanteries en vers ne peuvent point faire de mal: vous en allez juger par cette petite traduction très libre d'un morceau du chant vingt-troisième; il s'agit d'un damné de la connaissance de l'auteur. Le damné parle ainsi :—

Je m'appelais le comte de Guidon;
Je fus sur terre et soldat et poltron ;
Puis m'enrôlai sous saint François d'Assise,
Afin qu'un jour le bout de son cordon
Me donnât place en la céleste église ;
Et j'y serais sans ce pape félon,
Qui m'ordonna de servír sa feintise,
Et me rendit aux griffes du démon.
Voici le fait. Quand j'étais sur la terre,
Vers Rimini je fis long-temps la guerre,
Moins, je l'avoue, en héros qu'en fripon.
L'art de fourber me fit un grand renom.
Mais quand mon chef eut porté poil grison,
Temps de retraite oû convient la sagesse,

LA DIVINE COMÉDIE.

Rivarol. Étude sur Dante. Étrange et admirable entreprise! Remonter du dernier gouffre des Enfers, jusqu'au sublime sanctuaire des Cieux; embrasser la double hiérarchie des vices et des vertus, l'extrême misère et la suprême félicité, le temps et l'éternité; peindre à-la-fois l'ange et l'homme, l'auteur de tout mal, et le saint des saints! Aussi on ne peut se figurer la sensation prodigieuse que fit sur toute l'Italie ce Poème national, rempli de hardiesses contre les Papes; d'allusions aux événemens récens et aux questions qui agitoient les esprits; écrit d'ailleurs dans une langue au berceau, qui prenoit entre les mains du Dante une fierté qu'elle n'eut plus après lui.

et qu'on ne lui connoissoit pas avant. L'effet qu'il produisit fut tel, que lorsque son langage rude et original ne fut presque plus entendu, et qu'on eut perdu la clef des allusions, sa grande réputation ne laissa pas de s'étendre dans un espace de cinq cents ans, comme ces fortes commotions dont l'ébranlement se propage à d'immenses distances.

L'Italie donna le nom de divin à ce Poème et à son Auteur; et quoiqu'on l'eût laissé mourir en exil, cependant ses amis et ses nombreux admirateurs eurent assez de crédit, sept à huit ans après sa mort, pour faire condamner le Poète Cecco d'Ascoli à être brûlé publiquement à Florence, sous prétexte de magie et d'hérésie, mais réellement parce qu'il avoit osé critiquer le Dante. Sa patrie lui éleva des monumens, et envoya, par décret du Sénat, une députation à un de ses petits-fils, qui refusa d'entrer dans la maison et les biens de son aïeul. Trois Papes ont depuis accepté la dédicace de LA DIVINA COMEDIA, et on a fondé des chaires pour expliquer les oracles de cette obscure divinité.*

Les longs commentaires n'ont pas éclairci les difficultés, la foule des Commentateurs n'ayant vu par-tout que la théologie: mais ils auroient dû voir aussi la mythologie, car le Poète les a mêlées. İls veulent tous absolument que le Dante soit la partie animale, ou les sens; Virgile, la philosophie morale, ou la simple raison; et Béatrix, la lumière révélée, ou la théologie. Ainsi, l'homme grossier représenté par le Dante, après s'être égaré dans une forêt obscure, qui signifie, suivant eux, ies orages de la jeunesse, est ramené par la raison à la connoissance des vices et des peines qu'ils méritent; c'est-à-dire, aux Enfers et au Purgatoire: mais quand il se présente aux portes du Ciel, Béatrix se montre, et Virgile disparoît. C'est la raison qui fuit devant la théologie..

* Le Dante n'a pas donné le nom de Comédie aux trois grandes parties de son Poème, parce qu'il finit d'une manière heureuse, ayant le Paradis pour dénoûment, ainsi que l'ont cru les Commentateurs: mais parce qu'ayant honoré l'Enéide du nom d'ALTA TRAGEDIA, il a voulu prendre un titre plus humble, qui convint mieux au style qu'il emploie, si différent en effet de 'celui de son maître.

Il est difficile de se figurer qu'on puisse faire un beau Poème avec ce telles idées; et ce qui doit nous mettie en garde contre ces sortes d'explications, c'est qu'il n'est rien qu'on ne puisse plier sous l'allégorie avec plus ou moins de bonheur. On n'a qu'à voir celle que le Tasse a lui-même trouvée dans sa Jérusalem.

Mais il est temps de nous occuper du Poème de l'Enfer en particulier, de son coloris, de ses beautés et de ses défauts.

on

Au temps où le Dante écrivoit, la Littérature se réduisoit en France, comme en Espagne, aux petites poésies des Troubadours. En Italie, ne faisoit rien d'important dans la langue du peuple; tout s'écrivoit en latin. Mais le Dante ayant à construire son monde idéal, et voulant peindre pour son siècle et sa nation,* prit ses matériaux où il les trouva: il fit parler une langue qui avoit bégayé jusqu'alors, et les mots extraordinaires qu'il créoit au besoin, n'ont servi qu'à lui seul. Voilà une des causes de son obscurité. D'ailleurs il n'est point de Poète qui tende plus de piéges à son Traducteur; c'est presque toujours des bizarreries, des énigmes ou des horreurs qu'il lui propose: il entasse les comparaisons les plus dégoûtantes, les allusions, les termes de l'école et les expressions les plus basses; rien ne lui paroît méprisable, et la langue française chaste et timorée, s'effarouche à chaque phrase. Le Traducteur a sans cesse à lutter contre un style affamé de poésie, qui est riche et point délicat, et qui dans cinq ou six tirades épuise ses ressources, et lui dessèche ses palettes. Quel parti donc prendre? Celui de ménager ses couleurs; car il s'agit d'en fournir aux dessins les plus fiers qui aient été tracés de main d'homme; et lorsqu'on est pauvre et délicat, il convient d'être sobre. Il faut surtout varier ses inversions: le Dante dessine

*C'est un des grands défauts du Poème, d'être fait un peu trop pour le moment: delà vient que l'Auteur ne s'attachant qu'à présenter sans cesse les nouvelles tortures qu'il invente, court toujours en avant, et ne fait qu'indiquer les aventures. C'étoit assez pour son temps; pas assez pour le nôtre.

quelquefois l'attitude de ses personnages par la coupe de ses phrases; il a des brusqueries de style qui produisent de grands effets; et souvent dans la peinture de ses supplices il emploie une fatigue de mots qui rend merveilleusement celle des tourmentés. L'imagination passe toujours de la surprise que lui cause la description d'une chose incroyable, à l'effroi que lui donne nécessairement la vérité du tableau: il arrive de-là que ce monde visible ayant fourni au Poète assez d'images pour peindre son monde idéal, il conduit et ramène sans cesse le Lecteur de l'un à l'autre ; et ce mélange d'événemens si invraisemblables et de couleurs si vraies, fait toute la magie de son Poème.

Le Dante a versifié par tercets, ou à rimes triplées; et c'est de tous les Poètes celui qui, pour mieux porter le joug, s'est permis le plus d'expressions impropres et bizarres: mais aussi quand il est beau, rien ne lui est comparable. Son vers se tient debout par le seule force du substantif et du verbe, sans le concours d'une seule épithète.*

Il est vrai que dans cette immense galerie de supplices, on ne rencontre pas assez d'épisodes; et malgré la briéveté des Chants, qui sont comme des repos placés de très-près, le Lecteur le plus intrépide ne peut échapper à la fatigue. C'est le vice fondamental du Poème.

Enfin, du mélange de ses beautés et de ses défauts, il résulte un Poème qui ne ressemble à rien de ce qu'on a vu, et qui laisse dans l'âme une impression durable. On se demande, après l'avoir lu, comment un homme a pu trouver dans son imagination tant de supplices différens, qu'il semble avoir épuisé les ressources de la vengeance divine; comment il a pu, dans une langue naissante, les peindre avec des couleurs si chaudes et si vraies; et dans une carrière de trente-quatre Chants se tenir sans cesse la tête courbée dans les En. fers.

Au reste, ce Poème ne pouvoit paroître dans des circonstances plus malheureuses: nous sommes trop près ou trop loin de son sujet. Le Dante parSi les comparaisons et les tortures loit à des esprits religieux, pour qui ses que le Dante imagine, sont quelquefois paroles étoient des paroles de vie, et horribles, elles ont toujours un côté qui t'entendoient à demi-mot: mais il ingénieux, et chaque supplice est pris semble qu'aujourd'hui on ne puisse plus dans la nature du crime qu'il punit. traiter les grands sujets mystiques d'une Quant à ses idées les plus bizarres, elles manière sérieuse. Si jamais, ce qu'il offrent aussi je ne sais quoi de grand et n'est pas permis de croire, notre théode rare qui étonne et attache le Lec- logie devenoit une langue morte, et teur Son dialogue est souvent plein s'il arrivoit qu'elle obtînt, comme la de vigueur et de naturel, et tous ses mythologie, les honneurs de l'antique ; personnages sont fièrement dessinés. alors le Dante inspireroit une autre La plupart de ses peintures ont encore espèce d'intérêt : son Poème s'élèveroit aujourd'hui la force de l'antique et la comme un grand monument au milieu fraîcheur du moderne, et peuvent être des ruines des Littératures et des Relicomparées à ces tableaux d'un coloris gions: il seroit plus facile à cette possombre et effrayant, qui sortoient des térité reculée, de s'accommoder des ateliers des Michel-Ange et des Car-peintures sérieuses du Poète, et de se raches, et donnoient à des sujets empruntés de la Religion, une sublimité qui parloit à tous les yeux.

*Tels sont sans doute aussi les beaux vers de Virgile et d'Homère; ils offrent à-la-fois la pensée, l'image et le sentiment; ce sont de vrais polypes, vivans dans le tout, et vivans dans chaque partie; et dans cette plénitude de poésie, il ne peut se trouver un mot qui n'ait une grande intention. Mais on n'y sent pas ce goût apre et sauvage, cette franchise qui ne peut s'allier avec la perfection, et qui fait le caractère et le charme du Dante.

pénétrer de la véritable terreur de son
Enfer; on se feroit chrétien avec le
Dante, comme on se fait payen avec
Homère.*

*Je serois tenté de croire que ce Poème auroit produit de l'effet sous Louis XIV., quand je vois Pascal avouer dans ce siècle, que la sévérité de Dieu envers les damnés le surprend moins que sa miséricorde envers les élus. On verra par quelques citations de cet éloquent mysanthrope, qu'il étoit bien digne de faire l'Enfer, et que peut-être celui du Dante lui eût semblé trop doux.

NOTES SUR LE DANTE.

Par Alphonse de Lamartine. Nous allons froisser tous les fanatismes; n'importe, disons ce que nous

pensons.

fatués par ses vers, prendraient parti contre on ne sait quels rivaux ou quels ennemis inconnus qui battaient alors le pavé de Florence. Ces amitiés ou ces inimitiés d'hommes obscurs sont parfaitement indifférentes à la postérité. Elle aime mieux un beau vers, une belle image, un beau sentiment, que toute cette chronique rimée de la place du VieuxPalais (Palazzo - Vecchio) à Florence.

On peut classer le poème du Dante de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis parmi les poèmes populaires, c'est-à-dire parmi ces poésies locales, nationales, temporaires, qui émanent du génie du Au lieu de faire un poème épique lieu, de la nation, du temps (genius loci), vaste et immortel comme la nature, le et qui s'adressent aux croyances, aux Dante a fait la gazette florentine de la superstitions, aux passions infimes de postérité. C'est là le vice de l'Enfer la multitude. Quand le poète est aussi du Dante. Une gazette ne vit qu'un médiocre que son pays, son peuple et jour; mais le style dans lequel le Dante son temps, ces poesies sont entraînées a écrit cette gazette est impérissable. dans le courant ou dans l'égout des âges Réduisons donc ce poème bizarre à sa avec la multitude qui les goûte; quand vraie valeur, le style, ou plutôt quelques le poète est un grand homme d'expres- fragments de style. Nous pensons à cet sion, comme le Dante, le poète survit égard comme Voltaire, le prophète du éternellement, et on essaie, éternelle bon sens : "Otez du Dante soixante ment aussi de faire survivre le poème ; ou quatre-vingts vers sublimes et vérimais on n'y parvient pas. L'oeuvre, tablement séculaires, il n'y a guère que jadis intelligible et populaire, aujour-nuage, barbarie, trivialité et ténèbres d'hui ténébreuse et inexplicable, résiste, dans le reste." comme le sphinx, aux interrogations des érudits, il n'en subsiste que des fragments plus semblables à des énigmes qu'à des monuments.

Pour comprendre le Dante, il faudrait ressusciter toute la populace florentine de son époque car ce sont ses croyances, ses haines, ses popularités et ses impopularités qu'il a chantées. Il est puni par où il a péché : il a chanté pour la place publique, la postérité ne le comprend plus.

Tout ce qu'on peut comprendre, c'est que le poème exclusivement toscan du Dante était une espèce de satire vengeresse du poète et de l'homme d'État contre les hommes et le partis auxquels il avait voué sa haine. L'idée était mesquine et indigne du poète. Le génie n'est pas un jouet mis au service de nos petites colères; c'est un don de Dieu qu'on peut profaner en le ravalant à des petitesses. La lyre, pour nous servir de l'expression anlique, n'est pas une tenaille pour torturer nos adversaires, une claie pour traîner des cadavres aux gémonies; il faut laisser cela à faire au bourreau: ce n'est pas œuvre de poète. Le Dante eut ce tort; il crut que les siècles, in

Nous savons bien que nous choquons, en parlant ainsi, toute une école littéraire récente qui s'acharne sur le poème du Dante sans le comprendre, comme les mangeurs d'opium s'acharnent à regarder le vide du firmament pour y découvrir Dieu. Mais nous avons vécu de longues années en Italie, dans la société de ces commentateurs et explicateurs du Dante, qui se succèdent de génération en génération, comme les ombres sur les hiéroglyphes des obélisques de Thèbes ; nous avons vécu même de longues années à Florence, parmi les héritiers des hommes et parmi les traditions des choses chantées, vantées ou invectivées par le poète, et nous pouvons affirmer qu'aucun d'eux n'a fait que déchiffrer des choses souvent bien peu dignes d'être déchiffrées. La persévérance même de ces commentateurs est la meilleure preuve de l'im puissance du commentaire à élucider le texte. Un secret une fois trouvé ne ce cherche plus avec tant d'acharnement. De jeunes Français se sont évertués maintenant à poursuivre ce qui a lassé les Toscans eux-mêmes. Que le dieu du chaos leur soit propice!

Quant à nous, nous n'avons trouvé, comme Voltaire, dans le Dante, qu'un

grand inventeur de style, un grand cord complet de la Comédie divine. Le créateur de langue égaré dans une con- démon couve le fond de l'abîme en ception de ténèbres, un immense frag-même temps que l'aile des séraphins ment de poète dans un petit nombre de fragments de vers gravés, plotôt qu'écrits, avec le ciseau de ce Michel-Ange de la poésie; une trivialité grossière qui descend jusqu'au cynisme du mot et jusqu'à la crapule de l'image; une quintessence de théologie scholastique qui s'élève jusqu'à la vaporisation de l'idée; enfin, pour tout dire d'un mot, un grand homme et un mauvais livre.

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traverse les jardins de l'Ethérée. Cette infinité de joie qui confine à cette infinité de douleur, cet écho infernal qui répond à un écho emparadisé, cet abîme qui vous enveloppe dans tous les sens, cette malédiction qui répond à cette bénédic tion, cet ordre dans l'incommensurable, c'est la pensée qui donne le prix à toutes les autres. A cela joignez, pour ac croître la réalité de la cité de l'abîme, le cortége des souvenirs poignants que le poëte emporte avec lui, le sentiment de personnalité qui non-seulement survit, mais semble encore s'exalter dans la mort. Les hérésies avaient déjà, pour un moment, ébranlé le vieux dogme. Mais il était une chose qu'aucune secte n'avait encore mise en doute au treizième siècle : la fois dans l'immortalité et la

Comme dans chaque détail d'une cathédrale vous retrouvez le caractère de l'ensemble, de même dans chaque partie du poëme de Dante vous retrouvez en abrégé toutes les autres. Les résurrection. On croyait à cet empire souvenirs politiques dominent dans l'Enfer; la politique s'unit à la philosophie dans le Purgatoire, la philosophie à la théologie dans le Paradis; en sorte que dans ce long itinéraire, les bruits du monde s'évanouissent peu à peu et achèvent de se perdre dans l'extase des derniers chants. Il y a dans l'Enfer des éclairs d'une joie perdue qui rappellent et entr'ouvrent le Paradis; il y a dans le Paradis des plaintes lamentables, des prophéties de malheur comme si le firmament luimême s'abîmait dans le gouffre, et que l'extrême douleur ressaisît l'homme au sein de l'extrême joie.

Diviser par fragments le poëme de Dante, comme on le fait ordinairement, c'est le méconnaître; il faut au moins suivre une fois, tout d'une haleine, le poëte dans ces trois mondes qui se touchent, embrasser d'un seul regard l'horizon des ténèbres et de la lumière, Suivre le chemin de la torture qui mène à la félicité, recueillir tout les échos de douleur et de joie qui s'appellent sans trouver de réponse, et placé au sommet du poëme, s'orienter dans la cité du Dieu et du Démon: il faut entendre une fois le miserere des damnés dans les fleuves de sang, en même temps que l'hosannah des bienheureux, puisque c'est de ce mélange que se forme l'ac

des morts, au moins autant qu'à l'empire des vivants; et comme les esprits s'en étaient beaucoup plus occupés, on le connaissait mieux que le monde visible. es familles humaines étaient si certaines de se retrouver là, chacune avec sa langue, son accent, sa physionomie ! Chez Dante, ce ne sont pas seulement les personnes, mais aussi les choses, les objets, les lieux aimés qui sont transportés dans le pays des morts. Vous retrouvez dans l'Enfer les châteaux forts, les villes, les murailles crénelées, le ponts-levis des Guelfes et des Gibelins Chaque endroit de l'abîme est décrit avec une précision qui vous le fait toucher du doigt. La Jérusalem_mystique est construite des débris de Florence. Les principaux lieux de l'Italie reparaissent assombris par le triste soleil des morts. C'est le beau lac de Garda, ce sont les lagunes de Vénise, ou les digues de la Brenta, ou les flancs minés des Alpes Tarentines qui forment en partie l'horizon de la cité éternelle. Ce mélange de merveilleux et de réel vous saisit à chaque pas; c'est encore l'Italie, mais renversée, du haut des monts, au bruit de la trompe des archanges, sous les pieds du dernier juge.

Le désordre, le chaos, tous les tons qui se brisent, voilà le génie véritablement satanique. Plus la confusion est

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